L’eau thermale et ses 1 300 sources semblent irriguer tout le pays. Des Romains à l’occupation ottomane, jusqu’à ses légendaires thermes, la Hongrie s’est forgée au fil des siècles une solide culture du bien-être.
Face à l’échiquier, l’un reste de marbre, cache ses émotions, tandis que l’autre, préoccupé par son roi, se mouille régulièrement le visage, tout en cherchant une ouverture sur l’aile dame… Le pat lui pend au nez. Aux bains Széchenyi, on ne soigne pas seulement ses rhumatismes, on joue aussi aux échecs. Les petites grilles carrées, disposées un peu partout, sont vite prises d’assaut. On s’y adonne avec passion, debout ou assis, parfois au milieu d’un nuage de vapeur, de l’eau thermale jusqu’à la poitrine.
Ici, les baigneurs savent joindre l’utile à l’agréable. À Budapest, le spa thermal est aussi un art de vivre. Il faut dire que la Hongrie possède une solide culture du bien-être. Celtes, Romains, Ottomans et Autrichiens s’y sont succédé, apportant avec eux leur propre expérience du bain. Aujourd’hui, comme au temps de l’ex-Union soviétique, les baigneurs hongrois sont très attachés à leurs traditions. Et s’ils adorent jouer aux échecs, comme chacun sait, leurs parties se déroulent de préférence dans une eau à 38 °C.
Le pays des sources magiciennes

La Hongrie est, après l’Islande, la nation qui compte le plus de sources. Il en existe près de 1 300 dans le pays, dont plus de 120 à Budapest même. Et leur histoire remonte à loin. Dès l’Antiquité, plus de 21 thermes ont été découverts autour de l’ancienne Aquincum, comme l’appelaient les Romains. Les Magyars ont ensuite envahi le pays, mais ils ne font pas disparaître cette tradition.
D’ailleurs, le mot magyar lui-même signifie «magicien» et il y a tant de sources au «pays de la magie», que le nom lui est resté. Même la dynastie Arpad, dont est issu Saint-Étienne, fondateur du royaume de Hongrie en l’an mille, qui repoussa les Magyars jusqu’aux Carpates, est friande de bains. Bien sûr, on ne les utilise plus vraiment comme les Romains. La chrétienté en gomme tous les aspects sociaux, mettant d’abord en avant les vertus thérapeutiques de l’eau thermale.
Ainsi, quand le sultan Soliman 1er, après avoir battu l’armée hongroise en 1526, soumet le pays à l’occupation ottomane, il arrive dans un pays déjà acquis à la culture du bain. Mais il en fait un véritable art de vivre. Son premier geste est de faire restaurer les thermes de César et de les transformer en bains du Bey Veli. À la même époque naît le bain Kiraly, aujourd’hui célèbre, que les Turcs appellent bain de Sokoli Mustapha, du nom de son créateur.
Le bâtiment, de forme octogonale, est surmonté d’une coupole, percée d’ouvertures en forme d’étoiles, par lesquelles des rais de lumière viennent jouer sur les volutes de vapeur montant de l’eau. Par la suite, le pacha Sokoli Mustapha édifie le Rudas, désormais considéré comme un trésor national et une parfaite démonstration de l’architecture ottomane. Un écrit viennois de 1597 le décrit comme le «bain aux colonnes vertes».
La Sainte-Ligue, formée à l’initiative du pape Innocent XI, qui libère Buda des Turcs en 1686, y mettra un terme. L’engouement pour les bains va alors peu à peu décliner. Il faudra attendre près d’un siècle pour que reprenne cette mode, envisagée à nouveau sous l’angle thérapeutique. L’histoire se répète…
Le thermalisme relance les bains

Le XIXe siècle est une période faste pour les bains. Aux bords du lac Balaton – cette «mer hongroise» chaude (30 °C en été), dont l’eau et la vase auraient des effets bénéfiques contre les troubles du système nerveux, l’anémie et la fatigue –, surgissent des établissements thermaux qui deviennent des lieux de villégiature recherchés. Le Rac est racheté par un médecin. Ce sera le passage obligé des bains de Buda. L’eau, riche en magnésium, sodium et calcium, est paraît-il souveraine contre la goutte, le lumbago, l’arthrite, la sciatique et les rhumatismes.
Autre lieu emblématique : le Rudas, fréquenté par l’élite, qui doit sa célébrité à ses fontaines, où l’on vient faire des cures « à boire ». Sa partie hammam est aussi renommée : elle est composée de six bassins à températures différentes et de trois chambres de sudation de 45 à 72 °C. Sa piscine utilise une eau quasi médicinale à 29 °C. En 1873, les trois villes composant la capitale (Buda, Pest et Obuda) sont réunies pour devenir officiellement Budapest. La folie des bains atteint alors son apogée.
C’est la mode des bains turcs et les autorités de la ville rénovent à tour de bras les anciens établissements ottomans. Vers 1900, le Värosliget (littéralement « bois de ville »), un ancien marais qui servait de territoire de chasse à la famille royale au Moyen Âge, devient le poumon de la cité. Familles et promeneurs viennent s’y délasser et admirer la construction du Széchenyi, le premier spa de Pest et l’un des plus grands d’Europe. Dans un cadre baroque, aux couleurs de pâtisseries viennoises, l’ensemble grandiose qui rassemble 15 bassins (3 piscines et 12 bassins thermaux) est surnommé «Palais de l’eau thermale et des échecs».
Construit à la fin de la Grande Guerre (1914-1918) sur les vestiges d’un bain du XIIIe siècle, le Gellert est un pur produit de l’architecture issue de la sécession avec l’empire des Habsbourg. Longtemps classé comme l’hôtel le plus élégant de la ville, il n’a jamais cessé, même aux heures les plus noires de l’histoire, d’accueillir baigneurs et curistes. Dans l’île Sainte-Marguerite, les centres de cure ont été rajeunis et abritent aujourd’hui un spa médical à la pointe du progrès. Partout, les établissements de bains se mettent à l’heure du spa, dans une version, parfois, quelque peu roborative…
Même la vie nocturne récupère le phénomène. Chaque mois, de jeunes Hongrois louent les bains du Rudas pour organiser des soirées underground. Ils projettent alors des lasers sur les arcades ottomanes et les moucharabiehs. Les danseurs, tous en maillot de bain, se trémoussent au son de la musique techno(dans le grand bassin), raï (dans le hammam), ou pop (dans le grand hall). Au-dessus d’eux, des écrans géants passent des images de vieux films et d’innombrables bougies ponctuent les colonnes et les bancs de pierre. Retour vers la décadence romaine ou soirées du troisième millénaire ? Toujours est-il que l’eau thermale leur donne une telle énergie que leur consommation d’alcool s’en trouve réduite…
Comment s’en inspirer dans sa carte de soins ?
Le massage dynamisant ou relaxant

Rien de plus simple que de proposer un «massage hongrois». La tradition thérapeutique est encore très forte. Ne vous attendez donc pas à des ambiances zen ! Ni à des menus de soins complexes. Les traitements de base sont simples et efficaces. D’ailleurs, le massage dynamisant hongrois, directement inspiré du massage suédois, se révèle à l’usage (très) énergique et revigorant. En revanche, le massage relaxant sera parfait en fin d’après-midi, car vous n’aurez plus qu’une idée : vous traîner jusqu’à votre lit et entamer une vraie nuit de sommeil.
Le parcours de bain : pour changer du hammam
D’un déroulement similaire à celui de son voisin germanique, le parcours de bain est toutefois teinté du charme hongrois. Vous l’effectuez généralement nu ou revêtu d’une sorte de pagne cache-sexe en toile que l’on vous tend à l’entrée. Les Magyars n’en faisant jamais qu’à leur tête, ne cherchez pas de panonceaux explicatifs salle par salle. Leur culture du bain est si profondément enracinée que personne n’éprouve le besoin d’établir un quelconque «mode d’emploi». Faites comme eux, changez de bassin, profitez de chaque température et, une fois les soins terminés, allez goûter les spécialités culinaires locales…